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Dans la semaine qui suivit l’inculpation de Wesley Le Clerc pour le meurtre de Charles Ponsonby , l’opinion publique se modifia profondément dans tout l’État, largement influencée par la télévision. Sa fureur face au monstre du Connecticut, loin de s’apaiser, ne fit que croître. On voyait désormais en lui la conséquence de l’athéisme, de l’effondrement de la morale, d’un monde devenu fou sous la pression de la modernité et le déferlement de la technologie.

Wesley voyait son vœu s’accomplir : il était devenu un héros. Nombre de ses admirateurs étaient noirs, mais pas uniquement, et tous étaient convaincus qu’il avait rendu la justice au-delà de ce que pouvait permettre cette Loi qui avait si longtemps favorisé les Blancs. Ce déséquilibre avait pourtant disparu dans certains États et s’effaçait dans d’autres, mais les mauvaises pratiques du passé étaient encore dans tous les esprits.

Wesley fut inculpé de meurtre au premier degré, donc avec préméditation. C’était, juridiquement, le seul aspect qui pourrait prêter à discussion. S’étant placé sous la lumière des projecteurs, le jeune homme savait parfaitement que, pour y rester, il lui faudrait assister à son propre procès. Or, s’il plaidait coupable, il ne ferait son apparition au tribunal que pour entendre le verdict. Il décida donc de plaider non coupable, la cour lui refusant toute libération sous caution avant les débats. Comme il sortait du tribunal, il fut accosté par un avocat blanc connu qui lui proposa d’assurer sa défense, avec plusieurs autres collègues également présents. Évidemment, Wesley refusa la proposition.

— Allez vous faire foutre ! Et dites à Mohammed el Nesr que j’ai vu la lumière. Je ferai comme tous les Noirs pauvres, je me contenterai d’un défenseur fourni par le ministère public.

Et il montra du doigt un jeune Noir portant une serviette sous le bras, avant de soupirer : — Ça aurait pu être moi dans dix ans, mais j’ai décidé d’emprunter un autre chemin.

Une fois apaisée l’exaltation du trajet vers sa cellule en compagnie de Carmine Delmonico, Wesley entama un changement radical, qui n’avait pas grand-chose à voir avec ce que lui avait suggéré Carmine, mais beaucoup avec le fait d’avoir vu, à moins d’un mètre devant lui, la vie quitter une paire d’yeux. Ce qui restait de Charles Ponsonby n’était plus qu’une enveloppe vide, et Wesley était terrifié à l’idée qu’il avait libéré un esprit ignoble qui se mettrait en quête d’un autre corps. Il se mit alors à prier simultanément Allah, le Christ et Bouddha.

Pourtant, il sentait en lui une force nouvelle, inconnue. Il fallait qu’il parvienne, d’une manière ou d’une autre, à faire de son geste une victoire.

 

Les premiers signes de cette victoire lui apparurent quand il fut transféré à la prison du comté d’Holloman pour y attendre son procès : les détenus l’y acclamèrent. Dans la cellule, son lit était chargé de cadeaux : cigarettes, cigares, briquets, magazines, confiserie, une Rolex en or, une bague avec un diamant... Il n’avait pas à redouter d’être violé dans les douches, ni d’ailleurs à craindre les gardiens, car tous lui souriaient et lui parlaient avec respect. Chaque fois qu’il entrait dans le réfectoire ou dans la cour, on l’accueillait avec enthousiasme.

Beaucoup de gens, quelle que soit la couleur de leur peau, pensaient qu’il ne devait pas être condamné du tout.

Les journaux de tout le pays furent inondés de lettres de lecteurs, les radios d’appels téléphoniques, le gouverneur de télégrammes. Le District Attorney tenta de persuader Wesley de plaider coupable en échange d’une forte réduction de peine, mais le nouveau héros refusa net.

Son procès commença début juin, plusieurs mois avant la date prévue, mais les pouvoirs judiciaires avaient estimé que le retarder ne ferait que compliquer la situation : plus le temps passait, plus Wesley Le Clerc devenait populaire.

Jamais un jury n’avait été choisi avec autant de soin : huit jurés noirs, quatre blancs, six femmes et six hommes, certains aisés, d’autres simples travailleurs, deux chômeurs.

La méthode de défense de Wesley consista à dire qu’il n’avait absolument rien prévu, hormis la coiffure ; qu’un mouvement de foule l’avait poussé en avant ; qu’il ne se souvenait pas avoir tiré, ni même qu’il avait une arme sur lui. Le jury opta pour un meurtre non prémédité et recommanda vivement la clémence. Le juge Douglas Thwaites, pour sa part, n’était pas de cet avis. Il prononça une condamnation à vingt ans de prison, dont douze avant toute possibilité de libération sur parole. C’était à peu près le verdict auquel on s’attendait.

 

Le procès dura cinq jours et se termina un vendredi, marquant l’apogée d’un printemps dont le gouverneur espéra vivement qu’il ne se reproduirait jamais. Les manifestations avaient cédé la place aux émeutes. Des maisons brûlaient, des magasins étaient pillés, des coups de feu échangés. Abandonné par son disciple, Mohammed el Nesr tenta sa chance et lança la Brigade Noire dans une petite guerre qui prit fin lorsqu’un raid de la police sur le 18 de la 15e Rue permit la découverte de près d’un millier d’armes à feu. Mohammed avait perdu peu à peu tout crédit auprès de ses fidèles, qui commençaient à admirer davantage Wesley.

Une semaine avant son procès, il devint clair qu’il allait y avoir une énorme manifestation en sa faveur, et que ceux qui comptaient y prendre part n’étaient pas tous d’humeur pacifique. Des informateurs firent savoir aux autorités que cent mille Noirs et près de soixante-quinze mille Blancs envahiraient Holloman à l’aube du jour où commenceraient les audiences. La plupart d’entre eux venaient du Connecticut, du Massachusetts et de l’État de New York, d’autres de Chicago, d’Atlanta, de Bâton Rouge – la ville natale de Wesley –, et même de Los Angeles. Le jardin botanique de Maltravers Park, à une quinzaine de kilomètres d’Holloman, avait été choisi comme point de ralliement. Des milliers de gens s’y retrouvèrent effectivement dès le samedi. Les habitants d’Holloman, inquiets, clouèrent des planches sur les portes et les fenêtres de leurs maisons, redoutant la guerre urbaine qui allait suivre.

Le dimanche matin, le gouverneur appela la Garde nationale, qui entra dans Holloman le lendemain à l’aube, avant les manifestants : transports de troupes, véhicules blindés et énormes camions envahirent la ville. Mais les manifestants restèrent invisibles.

Peut-être la perspective d’une confrontation avec des troupes aguerries les avait-elle fait reculer, peut-être ne voulaient-ils finalement pas aller plus loin que Maltravers Park qui, dès le lundi midi, était déserté. Le procès de Wesley Le Clerc se déroula donc sans heurts. Moins de cinq cents personnes vinrent manifester devant le tribunal et, après le verdict, se dispersèrent sans incidents.

 

Wesley, en tout cas, ne perdit pas de temps à s’interroger sur le comportement de ceux qui déclaraient le soutenir. Transféré dans une prison de haute sécurité le vendredi soir, il déposa dès le surlendemain une demande officielle auprès du directeur de l’établissement afin de pouvoir entamer des études de droit, ce qui lui fut accordé aussitôt. Après tout, il n’avait que vingt-cinq ans. S’il obtenait sa mise en liberté sur parole à son premier essai, il en aurait trente-sept et serait déjà, sans doute, docteur en droit, même si son casier judiciaire l’empêcherait de s’inscrire au barreau. Il comptait se spécialiser dans les arrêts de la Cour suprême américaine. Après tout, il était le tueur du monstre, le justicier d’Holloman. Il avait réussi à détrôner Mohammed el Nesr, son ancien maître.